Comment les représentations ont stigmatisé les personnages bisexuels à l’écran ?

La culture des séries et des films étant aujourd’hui dominée par la production américaine, les représentations des personnages bi qui en sont faites ont eu de forts impacts sur la manière dont nous comprenons les vécus de ces populations au sein de la société.
Pour mieux comprendre ce qu’il s’y joue, j’ai tenté de décrypter les multiples traits caractéristiques qui ont défini les personnages bi de ces 20 dernières années.
C’est l’occasion de revenir sur les différentes problématiques auxquelles ont été confrontées les personnes bi dans la construction identitaire des personnages, le traitement de leur sexualité et les histoires qu’ils traversent.

Indécis-e, ni vraiment hétéro, ni vraiment gay
La bisexualité a été pensée comme une identité sexuelle qui avait le cul entre deux chaises. Sans doute parce que la médecine a d’abord analysé cette sexualité comme étant un mix entre l’homosexualité et l’hétérosexualité, ce qui n’a pas manqué de nier la subjectivité propre à chaque personne bi, tout en leur retirant la possibilité d’être comprise dans la spécificité de leurs vécus et expériences.
La bisexualité a été interprétée comme une impossibilité à choisir entre l’hétérosexualité et l’homosexualité. De cette indécision est née l’idée que les personnes bi étaient instables sentimentalement, sexuellement et mentalement. Et lorsqu’on les découvre pour la première fois dans les séries ou les films, leur sexualité n’est pas aussi explicite que pour les hétéros ou les gais pour qui « les identités sont valides et indiscutables.
La bisexualité se retrouve souvent effacée des histoires.
Dès lors qu’un personnage explore ses désirs et développe une relation avec une personne du même genre, ses expériences antérieures sont occultées, confortant l’idée que le personnage serait finalement gai, si ce n’est hétéro. On retrouve ce motif dans Imagine Me and You (2005) , Brockeback Mountain (2005), Below Her Mouth (2016) et Alex Strangelove (2018).
Les personnages bi, comme Annalise dans How To Get Away With Murder (2014-2020), qui sont réticents à se classifier eux-mêmes, incarne le stéréotype de la femme bisexuelle instable et confuse. Ce flou sur l’orientation est aussi dû aux craintes chez les créateur-ices de séries de perdre leurs publics hétéro, s’ils se trouvaient à découvrir que leur héro-ine fétiche assume sa queerness.
Difficile de s’identifier dans ces cas-là… La stratégie marketing s’appuie alors à trouver un équilibre pour satisfaire les publics LGBT et cis hétéro, sans trop les bousculer, tout en exploitant l’érotisme queer.
Au sein des séries mettant à l’honneur des héro-ïnes lesbien-nes et gai, les bi ont souvent été mis-es à l’écart. The L Word (2004-2009) n’avait pas manqué d’exclure la bisexualité, la traitant de « grossière », sans permettre le développement d’histoires bi à la hauteur de celles des personnages lesbiens. En 2000, Samantha dans Sex and the City qualifiait la bisexualité d' »escale sur le chemin de la ville gay ». Orange Is The New Black (2013-2019) esquive aussi le sujet lorsque la question de la bisexualité de Piper est posée. Pas de mot dessus. Comme si elle restait sur le fil, entre hétérosexualité et lesbiannisme.
Dépravé-e et hypersexualié-e
En suivant cette idée que les bi ne se situent nulle part, la représentation qui est faite de leur sexualité est celle d’une hypersexualité, prêt-es à « baiser tout ce qui bouge ». Comme si la pulsion dominait leurs désirs. Cela viendrait justifier des critiques encore plus acerbes de la part de leur entourage qui considère leur sexualité comme débridée, sale et honteuse. Imprévisibles et impulsifves, les bi sont sexualisé-es et dépeint-es comme moralement dépravé-es.
Antony Armstrong-Jones, dans The Crown (2016-), multiplie les aventures extraconjugales (avec des hommes et des femmes), et ne se préoccupe que de son propre plaisir. Il reste complètement indifférent au ressenti de sa compagne. Pourtant dans la vie réelle, le couple a vécu une relation ouverte qui n’est pas décrite dans la série.
La bisexualité de Logan Delos, personnage antipathique dans Westworld (2016), renforce son hédonisme, puisqu’il cherche le plaisir à tout prix. Son appétit sexuel vorace et corrupteur entraînera sa chute.
La polygamie ou les rapports sexuels à trois sont aussi mis en scène pour rendre « visible » la bisexualité. Cette liberté est aussi contestée par d’autres qui veulent contrôler leur sexualité comme celle de Nola dans She’s Gotta Have It (2017).
Infidèle et menteurse
Leur fidélité est ainsi remise en question, tout comme l’honnêteté sur leur engagement relationnel.
Dans Insecure (2016-2021), Molly se retrouve à faire une croix sur un homme qu’elle a rencontré après avoir appris qu’il avait eu une relation avec un homme dans le passé. En ce sens, on refuse aux personnes bi une histoire propre et des expériences antérieures, malgré la sincérité de leurs sentiments envers la personne aimée dans le présent.
Les bi ne sont pas considéré-es comme étant sincères et capables de relationner de manière saine avec les autres.
Maureen dans la comédie musicale Rent (2005) fait part de son incapacité à être fidèle en chantant « Tango », et « Take Me Or Leave Me », un titre non moins explicite…
Dans Glee (2009-2015), Santana s’avère aussi volage et néglige les sentiments de sa prétendue « meilleure amie » Brittany qui est amoureuse d’elle et également en relation avec un autre homme.
La bisexualité peut aussi advenir comme un tromperie dans le cadre d’une relation gai, comme dans The Kids Are Alright (2016).
Instable, dangereuxse, prédateur-ice
Le lien entre instabilité, déséquilibre, et maladie mentale est rapidement fait dans ces représentations.
Catherine dans Basic Instinct (1992), rassemble tous les clichés, le type d’amante dont le héros doit se méfier : impénétrable, imprévisible, manipulatrice, elle semble prête à tout pour arriver à ses fins, jusqu’au meurtre…
Avec Six Feet Under (2001-2005), le personnage de Billy Chenowith, bipolaire, est présenté comme peu fiable, impulsif et parfois dangereux pour les autres comme lui-même. Il a d’ailleurs des rapports incestueux avec sa soeur, qui sont présentés comme étant liés à sa maladie mentale et à sa nature sexuelle non restreinte et non conventionnelle.
Lisa dans Une vie volée (1999), qui a été diagnostiquée d’un trouble de la personnalité borderline et placée en institutions, est également montrée comme faisant usage d’avances sexuelles pour obtenir ce qu’elle veut. En refusant toute normale sociale, elle est présentée comme n’ayant aucune limite et dangereuse.
L’homme bisexuel suit aussi ces caractéristiques. Il est souvent efféminé, peut se complaire dans la torture d’autres personnes, et a un penchant pour la perversion sexuelle. Silva dans Skyfall (2012), révèle d’ailleurs un visage ravagé derrière ses prothèses, comme si symboliquement, sa nature réelle et diabolique refaisait surface. Cette représentation répond aux codes du « queer villain » : un-e méchant-e reprenant des stéréotypes gai.
Il est stimulé par le plaisir charnel et s’y perd complètement quitte à ne pas en tirer de plaisir et se faire plus de mal. On retrouve ce même profit dans Mad Men ou House Of Cards : des hommes prêt à sacrifier leurs amants, et toute autre personne à leur bénéfice, pour grimper aux plus hautes sphères du pouvoir.
Villannelle dans Killing Eve (2018-2022) répond aux mêmes tropes de prédation. Présentée comme une criminelle sociopathe, elle est obsédée par Eve, et développe une relation ambigüe et autodestructrice, se mettant perpétuellement en danger pour la retrouver.
Dans Atomic Blonde (2017), si l’héroïne Lorraine assume sa sexualité avec une femme, cette dernière se fait finalement tuée. Et le terme « bi » n’est aussi jamais prononcé.
Quels obstacles encore pour la représentation?
Il semble encore difficile aujourd’hui de trouver des histoires de personnages bisexuels vivant des relations épanouies avec leurs partenaires, étant compris par leur entourage et affichant librement leur sexualité, sans remise en cause de leurs parcours et expériences.
Selon le rapport du GLAAD, Where We Are de 2021, es personnages bisexuels « représentent 29 % (dont la moitié sont blancs) de tous les personnages LGBTQ sur les trois plateformes Amazon, Netflix et Hulu. »
Si des représentations plus positives et nuancées émergent, les décennies qui ont précédées ont marqué les imaginaires collectifs, comme en témoigne le traitement médiatique de personnalités publiques, et des expériences dans notre propre vie privée.
Malheureusement, ces idées ont inscrit dans l’esprit des gens l’association directe entre bisexualité et menace, minimisant les oppressions subies et niant les subjectivités et la complexité des vécus de chacune.
Plus encore cela les a exposé à un risque accru de violence domestique et de discrimination.

Contre quoi devons nous encore lutter ?
Le rapport du GLAAD propose plusieurs pistes pour faire évoluer les représentations des personnages bi :
– arrêter d’exploiter la bisexualité comme un ressort narratif passager
– arrêter d’invalider l’identité des personnages bi par leurs partenaires romantiques
– arrêter de dépeindre les personnages bi comme indignes de confiance, adultères, comploteurs, obsessionnels, ou ayant des attitudes autodestructrices
– offrir des relations avec des personnages bi mettant au centre les sentiments et désirs (sans qu’il y ait d’aspect calculateur ou manipulateur derrière)
– rendre plus explicite la bisexualité des personnages et des histoires (sans que tout soit non plus étiqueté) pour permettre au public de se les approprier
@lawrens_shyboi
Ressources
On Stage Blog, “It is Time to Improve Bisexual Representation in Storytelling” (6 juin 2022)
Michaela D. E. Meyer, “ Representing Bisexuality on Television: The Case for Intersectional Hybrids ” (08/12/2010)
Jenna Rogenski, Bisexuality in How to Get Away With Murder (01/05/2017)
Prix Devon, The Trop of the depraved Bisexual (22/06/2018)
Hanna St. George, “5 times on-screen bisexual representation was simply biconic” (10/02/2022)